Chapitre 8 : Cerveau error 404

Deux mois et demi à attendre ! Ça passe si vite quand tout va bien.
Enfin à ce qu’on m’a dit. 
À chaque manifestation dans les rues il y a toujours une incapacité totale à compter le nombre de personnes présentes, ça donne toujours « 120 000 manifestants selon les organisateurs, 38 selon la police »… Et bien disons que ces deux mois et demi c’est ma p’tite manif à moi : 12 semaines selon la terre entière, 8 ans selon ma patience légendaire.

J’ai 2 grandes phases qui s’entremêlent pendant cette douce période : la première que j’aime appeler « cerveau error 404 » et la seconde « j’ai beau être matinale, j’ai mal ».

Mon cerveau, cet organe si mystique et visqueux, ne répond plus vraiment, ou alors il répond, mais en morse. Je ne le maîtrise plus. Souvent mon copain me regarde avec des yeux ronds car je n’ai aucune cohérence dans ce que je dis. J’essaye de parler de quelque chose mais au début de la phrase j’oublie non seulement la fin mais aussi le sujet : j’assemble ce qui me paraît correct pour essayer de passer inaperçu. Ça ne marche pas. On rigole. Ça me fait un bien fou de prendre du recul sur le ridicule pour s’en moquer et l’oublier quelques instants. La nouvelle habitude est prise : quand il rentre du boulot je dois lui raconter le résumé bien vide de ma journée ou n’importe quoi d’autre (peu importe tant que j’enchaine plus de trois phrases d’affilée). Comme je n’y arrive pas, on rigole, les premières fois du moins, car plus les jours passent, plus je commence à avoir peur.
Je me retrouve par exemple un matin devant l’ascenseur. 

J’entends bien Cher Journal, que dit comme ça, ça n’est pas grand chose. Ce qui est grand chose par contre c’est que je n’ai aucun souvenir de m’être levée, douchée ni habillée. J’ai pourtant mon sac, mes clés, mon portefeuille : je suis parée pour croquer la vie à pleines dents, mais je ne me souviens de rien. Je rentre dans l’ascenseur machinalement comme si ça allait m’aider à savoir ce qu’il se passait. Je me retrouve dans la rue, sans plus d’infos, le regard vide, immobile, mes jambes me font mal et j’ai des vertiges ahurissants, je n’arrive à rien, j’ai l’impression d’avoir 80 ans. Encore.

Il y a un Monoprix à 100 mètres de chez moi, je ne compte pas le nombre de fois où je fais demi-tour, m’accrochant aux arbres et aux poteaux dans une imitation hasardeuse d’un koala affamé. Les gens me regardent comme si c’était un happening d’art contemporain. Parce que les gens s’y connaissent vachement en art contemporain… J’ai envie de leur casser la gueule, mais je me concentre pour rentrer chez moi, cinq pas plus loin. 

Putain c’est loin. 

Quand mon cerveau déconne comme ça, le lendemain tout peut aller très bien. C’est vraiment la loterie. Alors quand je sens que ça va : je sors, je marche, je saute au-dessus d’une flaque car je suis une déglingo mais je reste dans mon quartier. On ne sait jamais. Le Monoprix devient ma deuxième maison, j’essaye d’y aller tous les jours, c’est ma routine sportive. Je fais des pauses sur les packs d’eau quand j’ai trop le tournis et je rentre chez moi : WOUHOUUU sacrées journées.

Parfois, j’ai tellement mal aux jambes que je ne peux pas sortir de mon lit, j’ai tellement mal au crâne que je ne peux pas lire de bouquin, je suis tellement photosensible que je n’arrive pas à garder les yeux ouverts. 

Ci-gît Eugénie.

Quand enfin arrive l’heure de dormir, cette sensation de devoir accompli, de journée pleine de souvenirs, pleine de vie qu’on a envie de revivre encore et encore m’assomme.


Tant bien que mal, les semaines passent, ma mutation ectoplasmique se passe à merveille. Je suis grise. Couleur crépi doucement patiné par la pollution. Parfois rouge aussi, par plaques. Elles ne me grattent pas, ne me piquent pas, elles sont juste là, pendant quelques heures et disparaissent aussi vite qu’un kilo de beurre dans une recette de Maïté. Une vraie beauté. Mes proches ne me demandent plus comment je me sens : ils me sourient. Comme on sourit à un voisin qui arrive alors que les portes de l’ascenseur sont en train de se fermer : avec la tête légèrement penchée et un sourire crispé. C’est très agréable. Je me sens rayonner. Encore. Décidément, je n’arrête plus.

En plus de ressembler à un cadavre, je me sens propulsée 40 ans dans le futur en expérimentant la formule désormais mythique : « y’a ma sciatique qui se réveille ». Je n’ai pas hâte d’être vielle car ils en parlent comme si c’était un vague point de côté qui passe en 2 coups de cuillères à pot mais J’ACCUSE ! C’est aussi agréable que de se verser de l’eau de javel dans les yeux, c’est comme si d’un coup tu te faisais électrocuter du talon jusqu’au cul. À chaque pas c’est comme si tu marchais sur les rails du métro. Merci mais non merci. Je m’applique à chaque fois à enrichir mon vocabulaire d’insultes, ça calme mes nerfs, sciatique compris. Hyper efficace. Comme toujours.

Ce n’est pas prétentieux de dire que jamais mes canaux lacrymaux n’ont été aussi rutilants. Je mets un point d’honneur à les entretenir quotidiennement quel que soit le contexte : un docu sur Lady Di ? Elle nous manque tant ! Un rayon de soleil qui transperce un nuage ? Quel beau spectacle ! Une pub pour un déo ? Dire que des millions de gens n’en connaissent pas l’existence alors qu’ils prennent le métro tous les jours. Je pleure pour tout et surtout pour rien. Mes paupières sont tellement gonflées que si j’allais voir Pouxitman il me planterait un aspivenin directement dans les yeux. C’est tentant mais non.

Il reste encore un mois. Non pardon je reformule : il ne reste plus qu’un mois ! Yayyyy ! Je suis impatiente de voir le docteur spécialiste de Lyme blablabla mais presque au même niveau : je suis impatiente de voir le docteur pour qu’on arrête de m’enfoncer la tête sous l’eau, toujours un peu plus, avec une ribambelle de phrases à la con, aussi insupportables que blessantes, commençant à peu près tout le temps par « si j’étais toi » ou « qu’est-ce que tu attends ».
Mise en situation :
« Si j’étais toi, cette histoire serait réglée depuis bien longtemps, qu’est-ce que tu attends pour voir un médecin et qu’il te donne des antibios ? »
Fin de la mise en situation.


Derrière la fenêtre les flocons tombent et blanchissent les rues de Paris tout comme mes cheveux qui eux, noircissent l’émail de ma baignoire. En me rinçant la tête, je les regarde surfer sur la mousse pour atteindre le siphon. Il y en a beaucoup. Trop. C’est quoi ce bordel ? Je me fais une tresse pour pallier ce problème et emprisonner ce qu’il reste dans l’espoir qu’ils se recollent. Le lendemain, c’est la même chose, le surlendemain aussi… Je n’ose plus les toucher car j’ai peur de les voir dans ma main, j’ai peur qu’on voie mon crâne, j’ai peur de ressembler à Édith Piaf en fin de vie. J’ai l’impression de devenir chauve, d’avoir la même ligne de cheveux que le chanteur des 10 commandements. Personne ne le remarque, je ne dis rien. Ce n’est pas juste un sentiment qui m’envahit quand je vois le nombre de cheveux que je perds, c’est un vrai cocktail : un mélange de peur, de dégoût, mais surtout de honte infinie, comme si quelqu’un allait surgir pour me lancer des tomates en me hurlant « Bouuuuh la grosse nulle elle devient chauve ! ». Ne te méprends pas Cher Journal, je sais que personne ne va surgir de derrière ma machine à laver, parce qu’il n’y a pas assez de place, certes, mais aussi et surtout parce que j’aime autant les tomates que les pâtes et mon odorat affûté aurait décelé une présence bien avant un quelconque surgissement, mais j’en ai la sensation, je crois que je ne suis pas prête à voir mon corps changer, réagir, se défendre ou subir quoi que ce soit. Quatre questions me hantent : D’où ça vient ? Pourquoi maintenant ? Jusqu’à quand ? Et surtout : jusqu’à quoi ?

Un matin, deux semaines plus tard, ma brosse est à nouveau transparente : fin de l’épisode qui s’est arrêté aussi abruptement qu’il est apparu. Je chante L’envie d’aimer. 

Hommage.

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