Au début du traitement je dois quand même faire un bilan ophtalmologique, par principe, pour être sûr que tout va bien. Comme j’avais probablement encore une ou deux dents de lait à ma dernière consultation ophtalmo : un nouveau monde s’ouvre à moi en entrant dans ce cabinet futuriste. Tout est blanc immaculé, il n’y a aucun meuble, seulement quelques néons tellement stylés que le designer doit sûrement les appeler en toute humilité : des néo-néons. J’aperçois à travers quelques portes entrouvertes ce qui ressemble à des prototypes de machines de réalité augmentée. Je ne suis jamais allée au Futuroscope mais j’ai l’impression d’y entrer en suivant la secrétaire dans le bureau du spécialiste. Une fois assise devant lui, il regarde mon ordonnance et me lance en scrutant son document Word pré-rempli cette douce mélopée « eh bah c’est parti pour un fond de l’œil ». Wouhouuuuuu nouvelle attraction ! Dans ma tête il va me tendre une carabine et ouvrir un placard avec 350 nounours violet fluo dedans en mettant un fond de techno-house-dubsteb-minimale berlino-lilloise.
Je viens de te le dire Cher Journal : je n’ai jamais mis les pieds au Futuroscope.
Changement de salle, nouveau forain. La pièce est petite, sombre, avec les fameux panneaux pleins de lettres illisibles à partir de la troisième ligne, et au milieu : une grosse machine avec repose-tête intégré. Le nec plus ultra. Le Futuroscope du Qatar. Je m’installe dans cet appareil et là : attraction toute pourrie : je dois fixer un point rouge… SU-PER.
ET BIM ! Gros flash surprise XXL dans ma tronche, j’ai l’impression qu’il a pris une photo tellement puissante qu’on pourra y voir mon utérus. Merci Jean-Mi mais préviens au moins avant de rendre aveugle quelqu’un.
ET LÀ
LE MEC
me dit : « très bien, on passe à l’œil gauche ».
Je sais que je le dis souvent mais : merci, mais non merci. Je tiens à rentrer chez moi en vie et ne pas vivre comme dans Minority Report à manger des sandwiches verts et du lait gris toute ma vie. Mon cerveau pense ça, mais mon corps, machinalement, se replace dans l’appareil, tel un caniche abricot à sa mémère. Ma paupière frétille, elle sait. Mon oeil a peur, il gémit intérieurement. ET BIM. Le forain m’annonce alors, tel le cousin éloigné, photographe amateur à ses heures, chargé de prendre une photo de famille autour d’un gros poulet encore fumant, « on va la doubler, l’image n’est pas parfaite ».
Je ressors de là, faisant semblant de comprendre ce qui venait de se passer et réalisant enfin pourquoi le cabinet a un style tellement futuriste : il n’y a pas de meubles pour être sûr que tu ne vas pas te croûter en sortant et les néo-néons te guident dans ta quête, vers la sortie. Je ne vois tellement rien que j’ai envie de regarder quelles sont les démarches pour avoir un chien guide. Mais je ne peux pas, je ne vois rien. On tourne en rond.
Je recouvre finalement la vue en sortant, pour croiser un adulte de taille adulte sur une trottinette électrique. La vie a-t-elle un sens ? Je ne sais plus. Rien que le nom trottinette m’agresse phonétiquement : trottinette, un petit trot ? Un homme qui va au trot ? Ça s’appelle de la marche rapide et c’est déjà bien assez ridicule comme ça pour qu’en plus on y voie une opportunité d’y ajouter des accessoires. Une trottinette. Non mais on est où là ? C’est pas le général De Gaulle qui aurait traversé Paris sur cette chose.
Autre spécialiste à voir pour faire un bilan : l’orthophoniste. Eh bien figure toi, Cher Journal, que c’est le métier de ma tante et je peux te dire qu’entre mon frère qui revient d’entre les morts et moi qui y plonge, elle ne manque pas de boulot extrascolaire. Elle débarque donc chez moi pour un mini bilan des familles. Je m’installe devant un ordi avec un logiciel spécialisé : c’est parti pour 20 minutes de questions auxquelles il faut répondre de manières différentes. Pour certaines il faut cliquer sur des nombres du plus grand au plus petit, pour d’autres il faut cliquer sur un chat quand tu entends un miaulement et une moto quand tu entends un bruit de moteur… Tous ces tests calculent à la fois la vitesse de réaction et la justesse de la réponse. Autant te dire que le niveau de difficulté digne d’un cahier de vacances CP / CE1 me fait doucement sourire et ôte toute la pression que je me mettais. À la fin de chaque question tu as un résultat express vert ou rouge pour savoir si tu as répondu juste. Je m’attends évidemment à un strike de verts mais plus ça avance plus j’enchaine les rouges. Je dois me concentrer comme pour la dictée de Pivot pour minimiser mes erreurs. À la fin du test, les résultats s’affichent, ma tante revient et regarde tout ça. Elle me montre la norme, je suis en dessous mais pas de panique, ça reviendra.
Le traitement devient un gouffre dans lequel je mets tous mes espoirs jusqu’à le remplir à ras bords.