Je commence à aller mieux, j’arrive à remarcher mais après un mois quasiment alitée toute la journée, j’ai du mal à tenir sur mes jambes très longtemps, tel un gros veau fraichement né. Et pourtant je n’ai qu’une envie c’est marcher, flâner, me tromper de direction, revenir sur mes pas, me faire marcher dessus pour pousser énergiquement le malotru, bref, croquer la vie à pleines dents.
J’appelle mes amies pour leur annoncer que ENFIN, on peut se boire un thé un après-midi. Quand ça ? Quand tu veux bébé ! Je suis au top niveau de ma forme. Rendez-vous est pris. Thé est bu. Ça papote, ça rigole, ça ne voit plus le temps filer. On paye, on sort et on a encore plein de trucs à se dire alors on décide de marcher jusqu’à la station d’après.
Ça, c’est la version princesse Disney dans un pays enchanté, car dans la réalité, depuis que je me suis levée, j’ai des douleurs horribles aux genoux, à chaque pas cette douleur grandit, titillant ma sciatique par la même occasion.
D’habitude quand je suis seule dans la rue, je marche à la vitesse d’une tortue sous Valium, en décortiquant chaque mouvement pour essayer de trouver la combinaison qui me fera le moins mal. Quand je suis seule dans la rue, j’ai peur de tomber à cause de mes vertiges donc souvent, je prends un parapluie en guise de canne. Car j’ai honte de prendre une canne. Quand je suis seule dans la rue j’aimerais ressembler à James Bond mais je ressemble à Villeret dans Papy fait de la Résistance. Sauf que là je ne suis pas seule, je suis de retour parmi la jeunesse dynamique, la jeunesse qui traverse la rue pour trouver du travail et cette jeunesse va vite. Beaucoup trop vite pour mes rotules qui couinent « à l’aide », mon corps me dit « STOP, fais-toi hélitreuiller jusqu’à notre lit immédiatement », mais mon cerveau rétorque : « TA GUEULE j’ai envie d’être normale ! J’ai envie de marcher ! Je veux aller au bout, voir si la douleur peut s’atténuer à un moment ? ». J’ai envie que mon corps, tel un chaton que l’on coince sous notre aisselle pour le harceler de bisous et/ou reniflements de pelage intensif, cesse ses jérémiades et accepte la fatalité, attende patiemment la fin de son calvaire momentané en songeant au pâté qu’il mangera plus tard. La victoire de l’Homme sur le Chat équivaut-elle à la victoire de mon corps sur la douleur ? Enquête.
Fin de l’enquête : c’est un échec.
Ma démarche rappelle l’inverse de la dernière scène d’Usual Suspects : plus j’avance, plus j’incarne Keyser Söze. Je mute. Je me confonds dans le personnage. Je quitte mes amies avec un grand sourire de soulagement de les avoir vues, mais aussi de soulagement de les quitter pour rentrer le moins lentement possible chez moi. Je lutte pour atteindre l’arrêt de bus. J’ai mal partout à en chialer. Lorsqu’il arrive, toutes les places assises sont prises, je me traine jusqu’au fond pour espérer me poser enfin. Aucun siège de libre. Je m’effondre par terre en éclatant en sanglots aussi longs que ceux des violons par temps frais, et comme lors d’un hold-up de banque fait dans les règles : personne ne bouge.
Après cette journée, mes mondanités se réduisent encore un peu : j’ai peur d’aller quelque part et de me retrouver bloquée par la douleur loin de chez moi. Quatre fois par jour, j’avale mes pilules en cochant les jours sur mon calendrier comme un prisonnier scribe.